"Barbara" Jacques Prévert
Paroles
Jacques Prévert
Barbara
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Epanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m’en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j’aime
Même si je ne les ai vu qu’une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l’arsenal
Sur le bateau d’Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.
Quelques éléments biographiques :
Prévert est issu d’un milieu modeste et chaleureux. Il apprend très tôt les difficultés de la vie. Après la guerre, il s’intéresse à des moyens d’expression populaire même s’il fréquente les surréalistes. De 1932 à 36, il s’associe au groupe « Octobre » pour qui il écrit des saynètes (petites scènes) et des poètes qui sont parfois joués devant les usines. Il s’intéresse également au cinéma et écrit des scénarios pour des deviennent célèbres comme Quai des Brumes (1938), Les Enfants du Paradis (1934).En 46, il réunit dans deux recueils Paroles et Histoires les poèmes qu’il a écrit depuis 1930 et dont beaucoup ont déjà circulé clandestinement. Ses paroles sont très populaires elles attaquent l’armée et le Clergé et touchent un immense public. Le vocabulaire utilisé par Prévert est simple et efficace, il a le sens du rythme et aborde des thèmes universels dans un esprit de révolte et de liberté. En 1955, il publie un dernier recueil La pluie et le beau temps.
Repérages :
Le poème est composé d’une seule strophe de 58 vers hétérométriques. Les rimes sont inégalement irrégulières, la ponctuation est absente : Prévert privilégie ainsi la liberté poétique. Il joue cependant sur les effets de rythme et des répétitions.
En effet, le poète interpelle « Barbara » aperçue un jour de pluie dans la ville de Brest dévastée depuis par la guerre.
On peut repérer à la lecture deux parties volontairement déséquilibrées :
· V.1 à v.36 : le poète en appelle à un souvenir et crée un parallèle entre « Barbara » (« toi ») et lui-même (« moi »), exaltant un moment de bonheur entrevu par lui entre elle et l’homme qu’elle a rejoint.
· V.37 à 58 : Prévert change de registre et dénonce avec violence la guerre dont il constate les ravages. Il se demande ce que sont devenus Barbara et son amoureux.
I/ Un état de bonheur :
Grâce à un travail sur la répétition, le rythme, le vocabulaire, Prévert parvient à rendre compte avec simplicité d’un état de bonheur. Le poème s’ouvre sur un appel aux souvenirs. L’impératif « Rappelle-toi » sert de relance rythmique à la première partie du poème ainsi que le prénom «Barbara » (magie invocatoire). Le vers et ses variantes se retrouve aux v.6, 11, 15, 23, 29 et sert quasiment de refrain au poème. Ici la pluie, loin d’être associée à la mélancolie et au désespoir, l’est à la rencontre et au bonheur. Ainsi, la succession des trois adjectifs (v.4) qui qualifient la marche de Barbara lie la notion de bonheur et de pluie dans l’imaginaire de la tristesse.
Le poète est le témoin attendri d’une scène d’amour qui le met dans un rapport de familiarité immédiate avec Barbara. Il s’en excuse d’ailleurs au v.24-25. Dans les derniers vers qui précédent la catastrophe, le poète insiste sur le bonheur des amoureux puisqu’on retrouve l’adjectif « heureux (se) » 3 fois à la rime (v.31-32-33) et qu’il qualifie par un effet de contamination non seulement Barbara mais aussi la pluie et la ville.
II/ La guerre et la destruction :
L’interjection du v.37 : »Oh Barbara » marque un basculement confirmé par la violence du v.38 et l’utilisation du mot grossier « connerie » qui rompt l’harmonie poétique de la première partie (Jeu d’allitération très dures : -k-k-r-gu-r : gutturales).
Le poème devient alors une interrogation douloureuse sur le sort réservé aux deux personnages entrevus, Barbara et son amoureux (v39 ; v42-43-44)0. c’est par un jeu de métaphores que l’atmosphère se trouve métamorphosée. Ainsi, la pluie heureuse devient « de fer/ De feu d’acier de sang » (v40-41), champ lexical de la guerre. Cette pluie n’est plus l’eau bienfaitrice mais celle des bombardements aériens qui ont ravagé Brest.
La guerre laisse derrière elle une ville dévastée. Dans l’imaginaire du poète, les nuages deviennent des chiens crevés.
Le dernier mot du poème « rien » donne l’idée de destruction absolue. A partir du v.46, il n’est plus question ni de Barbara ni de celui qu’elle aime. Toute la place est faite au désastre qui est marqué par une métrique brève : c’est l’expression de la violence soudaine des bombardements qui n’ont rien à voir avec la douceur bienfaisante de la pluie des premiers vers. On remarque également la forte présence dans les quatre derniers vers de l’allitération en –r (Brest, pourrir, brest, reste, rien)qui exprime toute la violence de la guerre.
Conclusion : La simplicité du vocabulaire, les effets de reprise et de refrain, le caractère universel des thèmes évoqués (l’amour et le bonheur, la guerre et la destruction), l’expression directe de la révolte du poète , expliquent que ce texte mis en musique et en chanson a atteint le plus large public.